Dissolution : jeter ou garder
À défaut de vendre ou donner, la solution suivante est de jeter. Les petits objets, on peut les jeter à la poubelle. Le tri impose toutefois de jeter le papier dans un container spécial. Le papier représente une partie importante de mes possessions : les livres (y compris le stock de mes propres livres), les revues et les magazines, les cartes de géographie, les cartes postales, la papeterie, les photocopies, tous les documents qui remplissent des dossiers placés dans des boîtes d’archives, le courrier, les photos, les dessins et les peintures sur papier, les planches de calligraphie, les stocks de papier vierge pour la peinture et la calligraphie, une partie du matériel d’encadrement et du matériel d’emballage. Le papier, on peut aussi facilement le brûler, si on ne veut pas qu’il en reste de traces.
Pour les objets lourds et encombrants, il y a la déchetterie. Je suis allé hier y déverser de vieux objets inutilisables qui encombraient mon garage depuis longtemps : un matelas moisi, une chaise cassée, une imprimante, une vieille pompe, toutes les lampes qui étaient dans ma maison lorsque je l’ai achetée, des cartons, des planches pourries, de vieux annuaires du téléphone (je les gardais comme ma mère, qui les utilisait pour nettoyer ses pinceaux). Des objets pour lesquels je n’avais aucun attachement : ce fut facile. Mais je me suis rendu compte combien le fait de jeter ces choses dans d’immenses bennes et de les entendre se fracasser parmi d’autres détritus procure un profond sentiment de soulagement et de libération. En partant, même la voiture semblait légère !
Mais que jeter et que garder ? Garder est la dernière solution, la plus problématique lorsqu’on veut se débarrasser de ses possessions, et surtout de toutes ses possessions. Garder est le principal obstacle à la dissolution, son antithèse. Le désir de garder vient de l’attachement, un des principaux obstacles à la libération, à la fin de la souffrance, à l’éveil, avec le désir, le désir d’acquérir, d’acheter de nouvelles choses, qui aggrave la situation. Mais dans mon cas, le désir aussi de créer de nouvelles choses : des peintures ou des livres. On rejoint les problèmes de robinets : pour vider une baignoire de manière efficace, il faut commencer par fermer les robinets. Donc la première règle de la dissolution est de cesser, ou du moins de limiter, les achats, ou de n’acheter que des choses périssables, à entropie rapide, qui se dissolvent toutes seules, comme la nourriture. J’ai fait déjà beaucoup de progrès dans ce sens depuis longtemps : je n’achète presque plus de livres. J’ai du plaisir à relire les livres de ma bibliothèque, ou à découvrir ceux que je n’ai pas lus. Le problème de la création est plus délicat : faut-il arrêter de peindre ? Je peins beaucoup moins depuis plusieurs années ; est-ce inconsciemment la hantise de l’accumulation de mes tableaux dont je ne sais que faire ? Faut-il cesser d’écrire à la main, de prendre des notes ou faire des listes, et n’écrire plus que sur l’ordinateur. En admettant, sans y avoir bien réfléchi, que les dizaines de milliers de fichiers qui remplissent la mémoire de mon ordinateur ne sont pas des possessions matérielles. Mais comment gérer, ou dissoudre, mes possessions virtuelles est un sujet que je ne vais pas aborder aujourd’hui. Elles n’encombrent peut-être pas les maisons, mais encombrent-elles moins notre vie ?
Revenons au matériel, à sa dissolution, et tâchons d’établir une stratégie. Reprenons les quatre possibilités citées précédemment : vendre, donner, jeter, garder. Prenons alors chaque objet séparément et posons-nous la question : « Est-ce que cet objet pourrait être utile, ou faire plaisir, à quelqu’un d’autre que moi ? » Si oui, il sera possible de le vendre ou le donner. Et s’il m’est encore utile aujourd’hui, je peux le garder, sachant que je pourrai le vendre ou le donner le moment venu. Il y a toutefois deux pièges dans cette étape. Le premier, qui concerne les objets qui pourraient être utiles ou faire plaisir à d’autres : ces autres ne sont pas faciles à trouver. Dans le cas, par exemple, de mes tableaux, des autres œuvres d’art que je possède, et des livres que j’ai écrits. Le second : tous les objets que je n’utiliserai sûrement pas aujourd’hui, mais que je pense qui me seront peut-être utiles un jour, pourtant je ne les ai plus utilisés depuis des années ou des décennies. Il m’arrive parfois d’utiliser un objet depuis longtemps oublié, mais pas souvent, ou de lire ou relire un livre lu ou acheté il y a trente ans. Je pourrais aussi m’en passer, et s’il devenait tout d’un coup indispensable, le racheter. Lise Bourbeau conseillait de se débarrasser de tout ce qu’on n’avait pas utilisé depuis plus de trois ans. Il y a donc lieu de faire un sérieux tri dans les objets soi-disant utiles à garder. Et il y en a beaucoup dans cette maison. J’ai l’impression que si on les garde, la plupart du temps c’est plus par esprit d’économie (ne pas avoir à les racheter) que d’attachement. Et tant qu’on a de la place et qu’on n’envisage pas de déménager, ils ne mangent pas de pain ! Certains de ces objets, toutefois, on y est attaché, car ils évoquent de bons souvenirs. On n’est pas attaché à une ampoule de rechange, un paquet d’enveloppes ou un rouleau de sacs poubelles, mais on peut l’être à un vase, un bon couteau de cuisine ou une boîte de pastels.
Quant aux objets qui ne pourraient être utiles ni faire plaisir à quiconque, et qui ne me sont généralement même pas utiles à moi, pourquoi les garder ? Et dans quelle mesure me font-ils plaisir ? L’attachement que j’ai pour eux ne me fait-il pas plutôt souffrir ? C’est ce que je trouve dans les cartons que j’ai ouverts cette semaines : des photos de mon enfance, de ma jeunesse, de ma famille, de mes amis, de mes tableaux et de mes expositions ; les milliers de diapositives de mes voyages ; le courrier ; des archives de famille et des documents personnels ; des projets de sculptures et d’architectures ; des notes ; et toutes sortes de document qui me rappellent divers épisodes de ma vie. Ce sont les plus difficiles à jeter. Mais à quoi bon les garder, pour repasser peut-être un jour quelques heures à les regarder ou les lire avec nostalgie ?
25 juillet 2018, Cabrières d’Aigues